sergio
Exuvie
⏱ 30 minutes

aux agriculteurs en colère, et aux autres
I
Je me souviens très bien du jour où l’argent est entré dans ma vie. Après avoir traversé les dix premières années dans l’insouciance de la nature et de la solidarité, privé de l’inquiétude des lendemains difficiles par le sentiment d’appartenance à ma contrée lointaine, elle était arrivée, naïvement… sans prévenir. Nous jouïons dans la cour de récré de la petite école de Croixdalle, un vendredi de printemps. Le soleil était au rendez vous, Quentin venait de m’écarter d’une bagarre, et nous nous racontions nos soirées de la veille, essoufflés des échauffourées, pressés d’entrer dans la cour des Grands — le collège. Brusquement, un bruit de moteur avait retenti dans la rue, brisant la solitude des vallons du pays de Bray. Nous nous étions précipités vers les barrières pour apercevoir la voiture — une Mercedes noir — nos regards subjugués à la vue de la flèche allemande, le logo aux trois branches métalliques, le moteur ronronnant. La voiture s’était garée sur le petit parking voisin… un vieux monsieur en était sorti… il portait une belle veste en cuir avec une chemise ouverte, le peu de cheveux blancs restants ramenés vers l’arrière. Il s’était allumé une cigarette, le sourire apaisé accroché à ses lèvres… à peine l’avait-il terminée que nous étions devant lui. Seule la barrière en bois de l’école nous séparait … Monsieur monsieur !! On peut faire un tour dans votre voiture ? … Quentin avait pris les devants, c’était lui, le plus doué de nous deux, le plus aventureux… toujours dans les emmerdes! les petites fripouilles! … ha non, ça j’ai pas le droit mes enfants … son ton paternaliste avait subitement apaisé nos coeurs des querelles d’écoliers … je peux vous montrer ma montre par contre … il avait détaché le fermoir aux couleurs argentées et dorées, puis tendu son bras pour que nous puissions l’essayer… je peux encore ressentir le poids de la montre, la représentation de la puissance de l’argent… comme si la pesanteur pouvait accueillir en son sein toutes les années de labeur, de richesse gagnée à la sueur du front de ce vieil homme … les enfants, c’est une Rolex, la première que vous touchez — Wouah, comme celle de Sarkozy ? … il s’était mis à rire, touché par la naïveté de ses interlocuteurs … j’espère pour vous que ce ne sera pas la dernière. Travaillez dur, et, un jour, elle sera à vous …
Je repensais à cette anecdote enfantine — devenue obsession à l’âge adulte — en longeant les quais de Seine pour rejoindre les bureaux de la Rue de Rivoli. Le ciel était d’un bleu d’hiver, voilé par une fine couche de froid glacial qui me poussait à accélérer mon pas. Demain, je ne serai plus moi même… je scrutais frénétiquement mon compte en banque, le suspens s’intensifiant à chaque glissement de doigt pour rafraîchir la page. J’attendais mon jugement dernier, le moment magique où s’afficheraient sur l’écran les zéros de ma liberté.
Les berges étaient vides à cette heure de la journée. Le Paris des bureaux ne s’éveillait jamais avant 9h — horaire de courtoisie décrétée par la société travailleuse — malgré les heures de pointe dans les transports et les queues interminables aux bornes automatiques. Les cadres franciliens avaient décidé d’un commun accord touchant — s’il n’avait pas été ironique — de se retrouver… que dis-je… s’entasser! se palper!… dans la misère sur roulette! les lignes infernales ! L’aversion au risque des êtres humains ne cessera de m’émouvoir… ou bien, la peur de la solitude, de la différence! le confort du moule!… Bien sûr, il y avait les intrépides… les aventureux! ceux qui décidaient d’arriver à 9h30 pour braver l’interdit, soutirer quelques minutes précieuses à l’ogre capitaliste ! Et puis leurs homologues sérieux, ceux qui perfectionnaient dès 8h30 leurs personnages conçus dans la cour de l’école, flirtant avec les professeurs, les fayots de la République! … il est toujours là en premier lui, il travaille bien! il a de l’avenir! … là où le petit écolier se faisait taper sur les doigts par ses camarades, le manager paternaliste valorisait le petit col blanc arrivant en avance! la revanche! le syndrome de Stockholm en épée de Damoclès! l’art du léchage de bottes en qualité suprême! J’étais comme ça moi quand j’étais petit, un vrai intello, je m’étais bien fait chamaillé à l’école pour ça, plus sensible que les autres, à la science, à la littérature … trucs de pédés ça! … C’était confortable, ce statut de protection rapprochée. Les instituteurs, puis les professeurs, en meute pour ma propre sécurité … notre petit protégé! … confortable mais dangereux… attention aux sables mouvants! la vie simple! il avait fallu que je m’en émancipe ! Je les avais observé pendant mon premier stage, les anciens premiers de la classe. La calvass’ à 50 ans, le bide engrossé par les substituts d’affections pour faire face aux remarques continues de leurs supérieurs hiérarchiques, empêtrés dans les rouages de la machine de Sisyphe… je l’avais compris, ce n’était pas en suivant les chemins de randonnée que j’allais me retrouver au sommet de la montagne… il fallait que je m’aventure, que j’ouvre ma voie ! Alors j’avais négocié avec les divinités pour accélérer le temps. Elles s’étaient laissées séduire par mon ambition et m’avaient pointé le chemin du doigt. A l’aube de mes 30 ans, j’allais devenir millionaire.
Après mure réflexion, la conclusion avait été simple : devenir entrepreneur, pour déroger aux limites syndicales, aménager mon emploi du temps comme bon me semblait… faire l’heure de plus, travailler la nuit, faire l’heure de trop. Obsédé par la réussite de mon entreprise, je me devais d’être à 100% dévoué, 24h/24, passant d’un meeting avec la RH de mon entreprise à un call avec les investisseurs américains, finir à 23h, aller se coucher, se réveiller par la vibration de mon téléphone … !!zzz!!zzz!! … tout ça pour quoi ? tout ça pour aujourd’hui ! Pas de métro boulot dodo ici … seulement manger et dormir TalentHub !
Talenthub, c’était le nom de mon entreprise, mon bébé, mon sang, la seule pour laquelle j’avais sacrifié sept années de ma vie … aucune femme ne pourra me donner le quart du bonheur qu’elle m’a apporté. TalentHub avait pour ambition de révolutionner le paysage des ressources humaines avec une approche novatrice et futuriste. Nous étions bien plus qu'une simple plateforme de gestion des plannings, nous étions une expérience immersive redéfinissant la façon dont les entreprises géraient leurs talents. Notre solution cloud-powered offrait une synergie parfaite entre intelligence artificielle de pointe, convivialité et flexibilité… parle français Julien on y comprend rien ! … c’est comme ça que mon père aurait répondu s’il avait lu ça… j’imagine que vous aussi, alors je vais faire plus simple. Pour résumer, nous avions créé une application permettant d’optimiser les emplois du temps des travailleurs, et donc les profits. Simple et efficace, assez tout du moins pour convaincre des milliers d’entreprise de l’utiliser… caissier chez Carrefour, responsable alimentation animale chez GamVert, ou bien expert pain au chocolat chez Paul ? Vous utilisiez TalentHub… chaque minute passée à travailler me rémunérait, et me permettait d’avancer… apercevoir la crête… le sommet… merci beaucoup pour les zéros !
Avais-je mérité les dizaines de millions d’euros qui allaient se déverser sur mon compte dès lors que ma signature serait validée ? La veille, aux alentours de 21 heures, le PDF était arrivé dans ma boite mail … nous avons besoin d’une dernière signature pour sceller la levée de fonds et la vente de vos parts … J’étais seul dans les bureaux, seul face à ce Docusign. Nous avions tout bien fait, la banque avait été mandatée, le pitch avec le business plan sur dix ans bien répété, les investisseurs avaient accepté, la due diligence avait été faite, la termsheet shootée, on s’était fait chier à convaincre le board de les laisser venir, et de me voir partir. Y’avait eu les audits financiers, les avocats et enfin ce mail, avec ce PDF de 80 pages. Je n’avais rien eu à faire pour changer mon existence — seulement cliquer sur le bouton « Signer » — et devenir l’heureux propriétaire d’une fortune de 123.2 millions d’euros avant impôt. A la vue de ces millions, une larme avait coulé sur mon iPad… heureusement que ce n’était pas un contrat papier.
Je ne sais pas si je méritais tous ces euros. Sûrement pas, au vu de l’atrocité du montant, en comparaison à mon enfance, à ces hivers passés dans la maison sans chauffage, gants troués pour aider le daron à couper du bois, ma mère bosselée, ensevelie sous les couvertures pour cuisiner le bouillon… Mais le mérite fait partie de la grande Histoire… seuls les vainqueurs sont autorisés à écrire dans son Livre d’or… j’avais simplement décidé de prendre ce qui m’était dû. La décision avait été soudaine, limpide, il m’avait fallu quelques secondes pour valider la vente de mes parts lorsque les investisseurs avaient proposé un accord … vendu ! … Devant l’incompréhension de Sébastien — mon associé de toujours — je m’étais contenté de justifier brièvement, vouloir profiter de la vie, claquer jusqu’au bout. La vérité était plus crue, mais ne pouvait s’exprimer à haute voix : je voulais cocher la case devenir riche.
En cette journée de décembre, c’était donc la première fois en dix ans que je passais devant le pavillon de l’horloge du Louvre sans penser à ma première réunion de la journée, le stagiaire menaçant de porter plainte, ou bien la chasse d’eau des toilettes qui ne fonctionnait plus… Sébastien avait pris le relais opérationnel. Je foulais les rues vides de la capitale, conversant avec moi-même… il faut le dire, demain je serai riche, et je ne savais pas quoi en faire. Toute la beauté de la pauvreté réside dans son émancipation, ce voyage intransigeant avec pour seule destination les débris du plafond de verre… l’objectif était clair… la ligne de mire!… la Rolex! avec en point d’orgue, les jours que j’étais entrain de vivre. J’aurais dû en profiter, à mesure que les vitrines de la Samaritaine s’offraient à moi… ce sac Louis Vuitton ? Bien sûr qu’il pourrait m’appartenir. Je pourrais élégamment entrer dans ce magasin, demander à parler au patron, comme dans les films, Julia Roberts dans Pretty Woman … acheter tous les articles, faire forte impression ! Au fond, n’étais-je pas qu’une prostituée du système à qui l’on donnait son ultime récompense ?… une escorte s’il vous plaît ! la meilleure de toutes ! Je me souviens de mon père, barbotant dans son épaisse moustache lors d’un repas de Noël où la neige se permettait encore quelques apparitions … sont tous des vendus d’façon ! ils vendent leurs culs pour réussir ! les Bolloré et compagnie ! tout’ça pour l’oseille ! z’ont qu’ça à la bouche l’argent ! … cette phrase m’était destinée, l’Oracle était accompli ! un prostitué je vous dis ! je faisais partie de la compagnie maintenant ! le club fermé !
Il n’avait jamais compris mon ambition, le vioc’… trop occupé à nourrir ses animaux et sa famille, l’argent ne représentait pour lui que quelques pièces en vrac pour payer la baguette — toutes dans la poche droite de ses pantalons, même les rouges! — Fallait bien se mouiller la nuque, pas de dépenses inutiles chez nous … ta Playstation là, on en a pas besoin, prends des livres plutôt ça t’permettra de réussir … il disait ça comme ça, il avait sûrement entendu ça à l’école avant d’abandonner pour reprendre la ferme… la distinction bourdieusienne fumait dans la chaumière ! Je les avais vu galérer en même temps… 1534€ net … t’as compté la DPB de la PAC ? … charges non-comprises bien sûr! une calculette sur patte! les petits pois x3 à 0.96 le pot, moins cher au kilo de prendre une grosse conserve à 2.03 … l’année prochaine, je les f’rai dans le jardin on f’ra des économies commeu’ça ! … Ce n’était donc pas dans ma nature, la dépense à outrance, les sacs Louis Vuitton, les Rolex… je préférais à la dépense futile le fait de pouvoir en disposer, acter ma prospérité… la Rolex n’était qu’un étendard, le signe de richesse ultime n’est pas matériel. L’apex, c’est la liberté, celle de ne plus confier son existence aux chiffres d’un rayon de supermarché, aux lignes d’une fiche de paie, aux solidarités d’une Europe engagée dans notre perte.
Bien que n’étant pas matérialiste, l’apparence restait primordiale dans ma nouvelle vie. Afin de ne pas passer pour le Picsou de service, naquirent alors mes quelques objets de valeur : un Macbook Pro, un petit appartement Haussmanien dans le 7ème arrondissement et une paire de Veja blanche… à l’aise Blaise!… simplicité et efficacité ! Il aimait pas ça mon père, il le comprenait pas, c’était pas grand chose pourtant. Je lui avais bien expliqué que j’faisais ça pour m’intégrer, ne pas paraître pour un plouc … m’en fous de tes potes, ils m’intéressent pas … Maintenant, c’était une autre paire de manche… j’avais réussi ce dont je rêvais, fallait que je sois à la hauteur ! On allait pas me rater, tout le monde voulait savoir… qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire de toute cette oseille ?
Tant de questions se répétaient en boucle dans ma tête lors de mon arrivée dans le bâtiment numéro 113 de la rue de Rivoli. Heureusement, mon entrée précoce dans l’antre de ma fortune m’avait permis d’éviter la foule des grands jours. Depuis mon bureau de verre, j’observais ma fourmilière … les account managers avaient pris leur téléphone, contactaient dans l’urgence les clients en détresse… les développeurs avaient dirigé leurs yeux fatigués sur les écrans, obnubilés par le debugging d’une ligne de code… la section Juridique reprenait pour la 54ème fois le mail qu’ils devaient envoyer ce midi à l’un de nos prospects… et moi, dans tout ça… qu’allais-je devenir ? Ce bruit assourdissant de claviers et de souris, de sonneries téléphoniques et de notifications Slack, le ré-entendrai-je un jour ? Il n’existe pas de nostalgie heureuse, car le regret transperce notre innocence à l’instant même où les souvenirs ressurgissent. J’étais là, face à mon argent virtuel, en conversation avec les vestiges de mon passé… qu’était devenu Quentin ? Je n’en avais aucune idée… cela faisait bien sept ans que nous nous n’étions pas adressés la parole. Je le revois dans la cour de récré, les trois bandes bleues du survet’ de l’OM et la houpette de Tintin ensevelie sous la tonne de gel … si un jour l’un de nous deux devient riche, on s’achètera une montre comme celle-ci ! juré ? … Les amitiés d’enfance sont insaisissables. Fruits de la rencontre entre deux êtres aux destins scellés, elles n’ont aucune raison d’être, rompent avec l’abomination des relations adultes intéressées, de l’amour à la vénalité. Fruits de la rencontre entre deux êtres immaculés, elles bâtissent le socle des âmes, dont la trace s’efface avec les marées de la vie, comme les châteaux de sable de nos vacances d’étés. Deux amis de longue date peuvent subir les tempêtes de l’âge adulte — la distance, la jalousie, l’amour — puis se retrouver autour d’un café comme si le temps n’avait pas eu d’importance. Seuls les individualismes peuvent les mener à la destruction. Bien sûr, j’avais détruit la mienne… les sacrifices… sept ans déjà… dernière conversation avec Quentin… c’était au début de TalentHub, le temps manquait pour retourner en Normandie… il m’appelle, le jour de son anniversaire … t’aurais pu venir quand même, 25 ans ça se fête. C’est le premier que tu loupes … depuis, nos conversations étaient restées silencieuses… pour la Rolex Quentin !
L’anecdote de la montre avait fait son effet dans la Start-up Nation … à l’assaut du rêve américain, enfin un qui n’a pas peur d’exprimer sa réussite … plusieurs articles des Echos la mentionnait … quand l’ascenseur social continue de fonctionner … aidant à parfaire mon image. L’annonce de la vente avait été officialisée par mon Chief of Staff sur mon compte LinkedIn dans la matinée, alors que je fumais une énième clope dans mon bureau. En quelques heures, le post avait recueilli 10 000 likes, avec les félicitations de Bruno Le Maire … vous allez enfin pouvoir vous acheter la Rolex, Julien ! Au plaisir de mettre vos talents au service de la Nation … rien que ça Bruno ! Peut-être ne méritais-je pas ces millions d’euros. Peu importe, la société en était persuadée. Il était bon d’être influenceur-entrepreneur … à l’inverse de mes pairs d’Instagram, je n’avais pas besoin d’étayer mon corps et mes vices pour recevoir de l’empathie, seuls quelques messages écrits par un stagiaire suffisaient… à l’inverse de mes pairs de Twitter, pas d’insultes, politesse corporatiste oblige, pas le droit de dire ce que l’on pense ! Seulement ce que l’on veut que notre boss pense de nous !
Aux alentours de 19h, Sébastien entra dans mon bureau … tu te sens prêt ? tout le monde t’attend … mon co-fondateur, l’homme avec qui j’avais créé TalentHub, celui qui m’avait vu grandir, murir, comprendre les rouages de ce système, était toujours là, à mes côtés … merci pour tout Sébastien — On verra plus tard pour les remerciements. Ils t’attendent … La salle était comble des 200 premiers employés de l’entreprise. Des applaudissements sautèrent ici et là, à mesure que j’avançais, avant d’être repris en masse par mon auditoire … félicitations boss ! … quel achievement ! … une belle sortie ! … arrivée sur l’estrade … Un discours ! Un discours ! Un discours ! … l’ultime ! L’allégresse de mon équipe me donnait du baume au coeur… je profitais intérieurement, un sourire fugace au coin des lèvres en traitre … mes chers collègues, il est venu le temps de vous dire au revoir, je dois passer par le magasin Rolex de Vendôme avant qu’il ne ferme … des rires infusèrent la salle d’une bonne humeur chaleureuse … plus sérieusement, ce fut un réel bonheur de pouvoir travailler avec vous ces dernières années. Comme me l’a dit mon co-fondateur, mon meilleur ami, et votre nouveau CEO Sébastien, rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu. Alors non, chers amis, le prochain TalentHub ne se trouve pas dans les manuels de Management, dans les réels Tiktok ou dans les formations douteuses d’Oussama Anmar … je le savais, c’était une arme secrète, un antidote, ce bon vieil Oussama! Très bonne personne soi dit en passant … il est déjà parmi nous, infusé dans la société dans laquelle nous vivons et c’est à vous, mes chers partenaires, d’aller le chercher. De mon côté, ne vous inquiétez pas pour moi. Je vais me reposer, profiter de mon temps libre à 100%, et vous entendrez bientôt parler de moi … *clap*clap*clap*clap* une ovation suivit mon discours… je le savais, ainsi s’arrêtait le voyage, ma dernière pierre à l’édifice TalentHub!
Durant ce pot de départ, je ne fus pas ménagé… tout le monde voulait y aller de son petit commentaire pour le roi de la soirée, sur son avenir, sa destinée! … tu vas pouvoir profiter maintenant ! et sauver le monde pendant ton temps libre ! … sous le ton de la dérision, je connaissais cependant mon rôle. Pur produit de la méritocratie aux yeux de la société, je me devais de justifier ces millions d’euros, pour les autres, et pour moi-même … votre histoire nous a beaucoup touchés Julien, c’est pour ça qu’on est venu chez TalentHub, parce qu’on savait d’où vous veniez, les sacrifices, que vous nous la mettriez pas à l’envers … j’espère que vous relancerez bientôt une boîte, et que l’on pourra y participer … reposez-vous, c’est important, profitez de votre argent … quel paradoxe de voir les autres répondre aussi aisément aux questions existentielles parcourant mes pensées depuis le début de la matinée. Il aurait simplement fallu que je les écoute, suivre ce que l’on me demandait d’être, me contenter du reste de ma vie. Ce n’était pas dans ma nature, d’écouter. J’avais plutôt tendance à refouler, puis transgresser. C’était comme ça que j’en étais arrivé là, après tout.
Il y avait aussi ceux qui suivaient mon histoire comme un feuilleton, une comédie française dont le personnage central slash mentor serait joué par Fabrice Luchini. J’y jouais mon propre rôle, l’innocent parti de rien, son succès acquis grâce à la terre entière, en commençant par le début, là où tout a commencé … vos parents doivent être fiers de vous … voilà déjà cinq ans que je ne les avais pas vus… un simple appel à Noël suffisait… le sentiment de ne plus être à sa place parmi les siens … oui, je vais devoir les appeler d’ailleurs ! … et de toujours vouloir se battre pour eux, malgré tout … alors, quand est-ce que votre ami d’enfance va recevoir sa montre ? … le jour où j’aurai de ses nouvelles.
Les employés finirent par partir un à un, aux alentours de deux heures du matin. Je voguais à travers les tables de l’open space, à la recherche du temps perdu — et de mon gobelet en carton recyclé de champagne … alors mon Julien ! … Sébastien venait de me rejoindre. Il m’enlaça avec son bras droit, tapette amicale … on va fumer comme au bon vieux temps ? le dernier ! … nous n’étions alors que deux étudiants d’HEC, en quête d’une idée pour l’éternité… le coup de force ! Nous avions pour habitude de brainstormer autour d’un petit joint de beuh dans l’appartement du 6ème arrondissement des parents de Seb… il m’hébergeait, car je n’avais aucun pied à terre parisien, vagabond parmi les détenteurs du capital, le mien en cours de construction. Sébastien avait gardé cette habitude, je l’avais perdue avec les responsabilités … à toi l’honneur … nous pouvions apercevoir de la fenêtre la pyramide du Louvre éblouir la nuit parisienne de sa couleur métallique, se mêlant étrangement à la douceur jaunâtre de l’éclairage des monuments historiques. La fumée de ma première bouffée s’agrégea à l’ensemble, formant ainsi une mélancolie artificielle, un moment propice aux échanges intimes …
— Tu te sens prêt à reprendre mon rôle ?
Sébastien réfléchit …
— Je crois que oui Julien. Et toi ?
— Pourquoi je devrais me sentir prêt ?
— Julien, je te connais depuis 10 ans maintenant, on a fait les 400 coups ensemble. Jamais je ne t’ai vu dépenser un seul sou dans le vide.
Il prit le temps de tirer une taff, le tout en cherchant dans mon regard la réponse à une question qu’il n’osait pas poser, puis reprit…
— Ce n’est pas un reproche que je te fais, parce que c’est toi qui as construit TalentHub, et jamais je ne pourrais t’enlever ça. Mais là, ta décision de partir, subitement, sans aucune attache, je ne la comprends pas.
Il me surprit par la rapidité avec laquelle il évoqua le sujet …
— Je t’ai déjà dit Seb, je suis fatigué. J’ai besoin de prendre des vacances, de kiffer un peu !
Il m’interrompit de nervosité …
— Oh diable ton repos Julien ! 10 ans, jamais une pause ! t’es pas du genre dépensier en plus tu le sais bien. Tu vas prendre des vacances aux Bahamas ? Tout claquer dans les soirées parisiennes ? C’est pas toi, ça !
Sa voix résonnait dans l’open space, vide à cette heure tardive…
— Je sais que ce n’est pas la vraie raison, je le vois, tu n’es pas sincère. Ça ne me dérange pas que tu me mentes, tu te protèges, je le comprends. Mais, s’il te plaît. Ne te mens pas à toi même.
Il comprit que j’avais besoin d’inspiration, et me tendit le joint à moitié entamé. Je ne savais que répondre, dérouté par l’effet du chanvre… je laissais mon intuition prendre le relais…
— J’ai chéri ce moment toute ma vie Seb. Toute mon enfance, j’ai su qu’un jour, je serai riche, que je pourrais sauter du plongeoir dans ma piscine de pièces comme Picsou. Je crois que c’est le moment.
— Nous n’avons pas lu la même histoire alors Julien. Picsou, il est triste, sans ami, grincheux dans son cocon d’acier, parce qu’il a trahi sa famille et ses amis d’enfance.
Cinq années s’étaient écoulées depuis la dernière visite chez mes parents. Le temps passait si vite. Sébastien prit la dernière latte, puis jeta le mégot par la fenêtre. Il voulut finir sa phrase, mais fut interrompu par un bruit dans le couloir. La porte d’entrée venait de s’ouvrir… un garde de sécurité entra avec l’ordre de nous virer de l’open space. Nous sortîmes sans dire un mot, honteux de l’état des garants de cette entreprise. Notre discussion reprit sous les arcades…
— Julien, chaque entrepreneur chérit le moment où il reçoit sa récompense, tout en acceptant que ce jour sera aussi celui de sa destruction. Peut-être devrais tu retourner là où tout a commencé, pour éviter la tienne.
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi.
Nous nous arrêtâmes ici, séparés par la Concorde… il descendait dans la vieille ville, je longeais les quais pour rejoindre en solitaire les rues éclairées du 7ème arrondissement. Il m’avait bien secoué avec ses inquisitions… lui aussi, revenait à mes parents… seul Paris continuait sur sa lancée. Les Invalides rendaient toujours hommage à Napoléon. La tour Eiffel profitait également d’un repos bien mérité, avant de repartir au travail dès le lendemain. Le joint m’avait retourné le cerveau et lubrifié la pensée… les sirènes donnaient le ton à cette ambiance de ville qui ne dort jamais. Non, Paris ne s’était pas arrêté lorsqu’elle avait appris ma décision de quitter TalentHub. Bien au contraire, elle ne cessait d’avancer, inexorablement. C’était simplement moi qui mettais un stop à tout cela, qui décidais de prendre le chemin de traverse au lieu de suivre les rails de la vie. Ce chemin, il fallait désormais que je le trouve.
Mon sommeil fut mouvementé. Je m’endormis aussitôt rentré… les éléments de la soirée tournaient en boucle dans mon ivresse… mon cerveau casqué sur la motocross, prêt à affronter le wall of death… Je me souviens parfaitement de mon rêve, cette nuit là… nous nous retrouvions dans cette cour d’école… le petit Quentin était là, au détail près, à l’exception de l’apparition de rides sur son front… la Mercedes arrivait à l’heure… le vieux monsieur sortait, fumait sa cigarette, et venait nous voir… à mesure qu’il approchait, je pouvais reconnaître son visage… ces traits… ce sourire… il m’était familier … Salut les enfants, je m’appelle Julien … c’était moi, le vieux au blouson de cuir… une version plus âgée fabriquée par mon esprit, les cheveux blancs, une couche supplémentaire de vécu… il avait l’air heureux, ce Julien… soulagé… pourquoi était-il revenu dans ce petit village de Normandie ?… peut-être y habitait-il ?… Il marchait désormais vers l’horizon… changement de caméra… mon point de vue était désormais le sien… il se retournait vers la cour de l’école… je m’aperçus alors, le Julien de 32 ans, debout, à coté du petit Quentin. Il me regardait avec interrogation, peur. Mon visage était flou, mais on pouvait y apercevoir le désarroi munchéen, un cri du coeur qui tardait à s’exhiber à la face du monde entier.
Je me réveillais en sursaut par le bruit d’une notification sur mon téléphone portable… mon coeur tremblait, sous le choc de la lucidité de ce rêve… les zéros étaient enfin alignés sur mon compte en banque. Je pris en screenshot la notification… le montant paraissait désormais réel, trop réel, surréel.
II
III
Il ne m’avait pas fallu longtemps pour prendre une décision, lorsque Quentin m’avait envoyé ce message … mon père à l’hôpital. Cancer du foie. Si tu passes par la Normandie, avec plaisir pour boire un verre … Je lui avais simplement demandé des nouvelles, peut-être espérais-je discuter de football ou de rap français, comme à l’époque. J’avais oublié qu’il vivait la vraie vie, pas celle des arrondissements, celle des adultes. Paris est trop vaste pour y mûrir, grandir sereinement. Au mieux, on y stagne, au pire on y meurt, pris dans les tourbillons de la jeunesse éternelle, des bars sans heure de fermeture au puits sans fond de la connaissance. On n’y mature pas, à Paris. On y pourrit, en oubliant l’ordre naturel.
Mon coeur avait mis quelques semaines avant de prendre au sérieux les paroles de Sébastien et de mon inconscient, la nuit de mon pot de départ. J’avais passé dix ans dans la capitale, et je l’avais désormais apprivoisée. J’en avais appris tous les rouages, les shortcuts. J’avais 32 ans, et désormais propriétaire d’une fortune considérable. La mue était inévitable, mais je pouvais encore rendre à ceux qui, dès mon plus jeune âge, avaient accompagné la construction de mes rêves… peut-être leur devais-je également des excuses. J’avais donc envoyé un message à Quentin, et sa réponse imposait — tout du moins prétextait — une visite dans la vallée enclavée par les plissements anticlinaux et les décisions politiques.
Me voilà poursuivant la pluie normande dans une voiture louée pour l’occasion, avec à bord deux Rolex Oyster Perpetual Date étouffées dans leurs sobres boîtiers verts foncés, l’équivalent d’un SMIC annuel. PNL dans les enceintes, j’appuyai avec insistance sur l’accélérateur, car j’avais donné rendez vous à Quentin aux alentours de 18h, chez Titi, notre bar ancestral, et il fallait que je passe voir mes parents avant.
Et dans l'œilleton d'la porte j'aimerais passer
Pour juste une fois ressentir le passé
Revenir là où tout a commencé
Car on était aussi heureux, je le sais
Le stress montait à mesure que je me rapprochais de mon cocon familial. Quentin ne m’avait pas donné beaucoup de détails. Qu’avait-il bien pu devenir ? Avait-il une copine ? Des enfants peut-être ? Une bague au doigt ? Avait-il rejoint le banc des alcooliques comme son géniteur ? Son compte Instagram était bien vide, mais cela ne voulait rien dire, les gars d’chez moi publiaient rarement, c’était un truc de gonzesses pour eux les réseaux! seulement des stories de soirée, de cadavres de bouteille! ou des tracteurs pendant la moisson ! Et puis mes parents… comment les retrouverai-je ? Heureux de ne plus être dans ma vie, de pouvoir vivre la leur ? Mon père m’adresserait-il la parole ? Je n’avais même pas osé leur envoyer un message.
Mon arrivée fut plus mouvementée que je ne l’imaginais. Une impression de chaos régnait devant la maison de mes parents. Les haies et talus à l’extérieur de la ferme semblaient ne pas avoir été coupées depuis mon dernier voyage, et la barrière d’entrée était condamnée. Une haie de ronces commençait à imprégner le haut de la structure métallique, mais c’était la seule voie — à ma connaissance — pour rentrer. Ainsi décidais-je, après avoir essayé la sonnette rouillée, de laisser ma voiture, et d’escalader malgré les piques. La chaumière semblait vide en cet après-midi d’hiver, l’absence de fumée de cheminée ne laissait aucune trace d’une éventuelle présence.
Riri et Fifi furent les premiers à m’accueillir, sauvagement… les trois beaucerons de mes parents, pour surveiller la ferme… je les avais appelés d’après ma BD préférée … il est où votre frère hein ? Il est où Loulou ? … je les caressai pendant cinq minutes, avec comme seul plaisir de retrouver un visage familier dans ce coin abandonné. Ce chaos se dissipa instantanément au moment où j’entendis cette voix rauque, reconnaissable parmi tant d’autres … alors le parigo on s'salit les godasses ? … je levai mes yeux pour l’apercevoir, la côte entrebâillée par la chaleur des hangars à poulets, la moustache tachée de grisailles. Mes Veja étaient repeintes par la boue de la cour … ta mère est partie aux courses, tu veux un café ? — Avec plaisir, Pa’ … quelques dizaines de mètres nous séparaient de la porte principale donnant sur le salon, cinq ans sans se voir, une visite surprise, et pourtant… aucun mot ne fut échangé… ha, le silence du fermier! la fameuse sagesse ! Nous rentrâmes pour déposer nos chaussures, et depuis l’entrée, je constatai que mon absence avait été prolifique. La maison avait été rénovée de fond en comble. Les charpentes historiques du salon avaient été éclaircies avec de la peinture grisâtre, les meubles de papi et mamie remplacés par de plus récents. La maison semblait plus grande, mais ne m’évoquait plus de souvenirs. Fin observateur, mon père rompit le silence … c’est ta mère qu’a voulu tout changer, t’sais comment qu’elle est quand elle rumine … Je m’assis dans la nouvelle salle à manger immaculée, à l’exception de la nouvelle table IKEA où traînaient des papiers administratifs pour la PAC … pas mal ces meubles suédois, ça reste propre même si ça a pas l’air solide … Mon père rapporta aussitôt de la cuisine deux tasses blanches emplies de café bien chaud.
De ma position, je pouvais observer à travers la porte de la cuisine, le corps de ferme. Seules les poules semblaient avoir été figées dans cet univers … pourquoi la barrière est fermée comme ça ? — Ha c’est par là que t’es arrivé ? Me disais bien j’avais pas ‘tendu d’moteur ! on l’a condamné ceul-là, on rentre de l’aut’ coté maintenant … le silence recommençait… comment pouvait-il préférer cette situation à la gène du moment? … il est où Loulou ? — Loulou il est mort y’a 3 ans déjà, renversé par un tracteur dans la cour. Pauv’ bête … Quand j’étais petit, je m’amusais souvent à fixer mon père du regard, à essayer de comprendre ce qui se dissimulait sous cette carapace d’1M90, derrière ces mains de bucherons salies jusqu’aux ongles. Ainsi, je repris les bonnes habitudes… sans succès. Ce jour là, je ne parvins pas à son âme, car son corps parlait pour lui. Il avait vieilli. Face à moi, je n’avais plus mon père, mon papa, celui qui avait été mon héros pendant tant d’années. Non, sur cette chaise, buvant son café, marquant la chope de ses empreintes sales, était assis un homme tassé, dont les années passées au labeur avaient laissé traces… la montre tournait … clic clac clic clac … l’horloge du salon cliquait à chaque seconde et rappelait l’arrivée imminente de la faucheuse. Pour la première fois, je ressentis de la pitié pour mon paternel, celui qui m’avait éduqué toutes ces années … c’est une bien triste nouvelle — Ouais. y’fait pas beau en c’moment hein ? …
Nous parlâmes de la pluie et du beau temps pendant quelques minutes. Il me répondait sans précisions, histoire de faire la conversation, il aurait préféré le silence!… il sirotait simplement son café, gorgée après gorgée, la tête baissée, dans l’espoir que ma daronne arrive pour lui sauver la peau. Mais elle n’arrivait pas, la mère Monique …
— Je vais gagner un gros chèque Pa'. Je sais que tu t’en fous, mais je voulais te le dire. Je voulais faire un cadeau à Maman.
Sa tête se redressa lentement, mon sang se glaça. Son regard reprit la fureur de ma jeunesse …
— On a pas b’soin d’ton fric Julien ! on vit très bien sans ! crois pas que c’est comme ça que ta mère te pardonnera !
— Aujourd’hui, c’est bon je suis prêt à revenir. J’ai atteint ma liberté, et je veux me faire pardonner.
— T’as l’air bien libre, à même pas pouvoir rentrer à Noël pour voir ta mère !
— Pa’, tu ne te rends pas compte des sacrifices, pour moi, pour nous !
Il se leva avec force, puis, au moment d’entrer dans le salon, s’arrêta. Je n’osais plus le regarder …
— Tu veux pas comprendre. Personne t’a jamais demandé de t’sacrifier ! et puis, après tout, t’es tu vraiment sacrifié ? penses tu pas qu’ta mère elle s’est pas sacrifiée pour toi ? la vie, c’est un sacrifice Julien. tu crois t’es différent toi ? certains le font pour l’oseille, la gloire, d’autres pour la famille, leurs enfants. t’es de la première catégorie Julien, tu voulais juste réussir dans ton milieu de péteux ! faire ton Robin des Bois avec le Ministre ! J’ai honte !
J’eus à peine le temps de me retourner pour lui répondre qu’un bruit fracassant provint de la cuisine. Ma mère venait d’ouvrir la porte d’entrée … oh Julien ! mon fils comment vas-tu ? … nous nous enlaçâmes longuement avec tendresse. Dans les bras de ma mère, les souvenirs resurgirent, avec l’imprécision et la chaleur des paysages de Matisse … Mon père, avec tous ses cheveux, la main levée, les manches de sa chemise à carreau retroussées, prêt à m’baffer pour la honte que j’avais du lui faire. Ma mère, face à lui, protégeant sa progéniture de la sentence. Le soleil radieux et le bruit des poules becquottant les cailloux de la basse-cour. Les cousins dans cette cuisine, notre immense terrain de jeu, chronométrant mon temps pour passer d’une porte d’entrée à l’autre … tu t’es disputé avec ton père, je peux le sentir … son dos s’était redressé tel un épagneul cherchant sa proie, elle avait senti à travers la maison l’ambiance maussade, les tasses de café à moitié vide sur la table … il faut pas lui en vouloir tu sais, lui aussi il était triste de te voir partir … mon père, triste? ce gros bulldozer, l’homme dénué d'émotion! triste! quelle blague! … je suis simplement venu pour m’excuser du temps perdu. je voulais vous rendre la vie facile, moi. — Julien, tu connais la fierté de ton père … ce n’était plus de la fierté, ce que j’avais perçu dans ses paroles grandiloquentes. C'était de la haine, un discours aiguisé au fil des années de remous dans le café du coin, une excroissance de son cerveau normalement anesthésié par une vie laborieuse …
— T’es fier de moi Maman ?
— Bien sûr que je le suis, Julien. Quand tu étais petit, on se faisait du soucis, tu sais. On voyait bien que les autres t’embêtaient parce que tu n’étais pas comme eux. T’en as enduré Julien, des moqueries, des bêtises d’enfants. T’as jamais rien lâché.
Comme un souvenir en accéléré, je me revis dans la cour de récré. La vie n’était pas simple, c’est vrai, Kevin surtout, mais aujourd’hui, j’étais là, prêt à payer ma dette …
— Le problème, Julien, c’est qu’on ne te comprend pas. Cette ambition, cet argent, ce n’est pas nous. On est simple tu sais, on a pas besoin de tout ça.
— Alors pourquoi Maman ? Pourquoi ai-je fait tout ça, si je ne peux pas le partager avec vous ?
Elle sourit, puis, s’assit sur le banc, là où mon père buvait son café quelques minutes auparavant …
— Pour toi mon fils, tout simplement. C’est déjà beaucoup.
Je repris ma place à ses cotés pendant une petite heure, le temps de lui raconter quelques anecdotes sur la vie parisienne, les beaux cafés, les Boulevards. Au bout de quelques minutes, mon père sortit de sa taverne et bricola une histoire de panne de tracteur pour s’éclipser de la maison. Il n’avait sûrement plus rien à me dire.
La peine que je ressentis en quittant la maison de ma jeunesse fut intense. Rien ne prépare un homme à la confrontation avec son père, pis encore avec le miroir de son éducation, de son enfance. Il avait prononcé une sentence injuste, et pourtant, j’avais l’impression de me battre contre moi-même : avais-je vraiment fait tout ça pour moi ? J’en avais joué, il est certain, de mon personnage de petit bouseux, pour plaire au public! à l’intelligentsia! l’élite! avec un grand E ! Comment avais-je pu, en si peu de temps, subir une transformation aussi profonde de mes valeurs, sans m’en rendre compte ? Le processus m’avait paru si fluide, et pourtant, la réticence de mes parents me poussait à penser qu’il n’existait pas de logique implacable face aux sentiments.
Assis dans ma voiture, je mis du temps à démarrer le moteur, occupé à prendre le temps de mémoriser chaque endroit qu’il m’était donné de voir. Avant de partir réparer son tracteur fictif, mon père avait pris le temps de me saluer … bon courage … m’avait-t-il dit, d’un air faussement emphatique. Je le savais, c’était un appel à ne plus revenir. Il fallait donc que j’y prête attention une dernière fois, avant de continuer ma destinée.
A l’inverse de la chaumière de mon enfance, je reconnus instantanément Chez Titi. Rien n’avait changé dans ce taudis assombri par la saleté des vitres et le pourpre des banquettes. Le chef de la maison était toujours là et me salua malgré les années… ça fait longtemps Juju ! je te sers une menthe à l’eau ? On t’a vu à la télé y’a pas longtemps! c’était y’a trois ans je crois … le rural raccourcit souvent les horizons, par manque cruel de nouveautés, ou par gravité du temps passé … tes parents doivent être contents de te voir … il tirait bien la gueule le titi, ça lui avait ramolli le visage de pas voir la lumière pendant toutes ces années. Nous en avions passé du temps, dans ce café. Nos parents rentraient du boulot, se permettaient une petite pause, un petit sas de décompression bien mérité après avoir travaillé la merde toute la journée… ça sentait le fumier dans les environs, et la bière aussi, le poison jaune!… la Stella 33, la Kro’, pas la fancy!… avec Quentin et les autres, on avait même pas 10 ans, on se la collait aux menthes à l’eau et au baby… ça se tapait en doublette pour des pissettes, des cafés crème! … demi demi !!! … on y avait joué pendant des années à ce jeu ! Titi il aimait bien nous voir arriver après l’école, ça lui relançait sa journée… on rompait avec le silence abrutissant des alcoolos de service, des chômeurs, ceux qui pouvaient y rester toute l’après-midi pour gratter… les piliers de comptoir ! C’était eux qui nous donnaient le vertige… avec leurs joues cabossées, les galériens, ceux qu’avaient connu la guerre, les tranchés-ridés du front!… l’excès des choses! incapable de s’en sortir ! On les voyait, à la fermeture, descendre de leur piédestal, titubant, les yeux en duel… on s’demandait bien comment ils avaient pu finir comme ça… mon père, il avait sa théorie … tous des feignants ! … l’existentialisme, sans l’humanisme! il leur balançait comme ça … l’aurait peut-être fallu bosser les amis ! s’trouver un taff’ ! une occupation ! un gagne-pain ! mais non, trop absorbé par la gniole ! … je voulais pas ça moi, c’était certain… alors j’ai tout fait pour m’sortir de là… les bonnes notes au lycée… la prépa… les concours… et puis l’école de commerce, le graal! la meilleure en plus! la nata de la nata! j’étais persona non grata, mais j’y suis allé quand même !
Quentin était déjà assis sur notre banquette, au fond du café silencieux malgré les présences. Son regard se baladait dans toute la pièce, du sol au plafond, à l’exception de mon visage. Il n’osait pas me regarder, gêné par l’ambiance malsaine. Derrière lui se présentait le baby, et les souvenirs de ce lieu qui pendant tant de temps avait été notre exutoire … Julien comment tu vas ? T’as l’air fatigué, t’as pris la route tôt ce matin ? … j’étais sûrement déconfit oui ! S’il savait ce que je venais de me prendre dans la gueule ! Je venais de couper le cordon avec mes parents, j’avais connu plus simple comme après-midi! … j’ai soif surtout ! … Lui aussi avait changé. A son sourire de lutin, mesquin, prêt à la bêtise, s’était substitué le sérieux du travail. La houpette avait été remplacée par un rasage court, plus apte à la vie de labeur. Je ne connaissais même pas le métier qu'il exerçait … j’travaille à Sécapo maintenant, je m’occupe des camions de carcasses … l’usine du coin, comme son père … il recrute un peu, c’est calme quand même, j’ai eu de la chance … la chance! j’aurais pas utilisé ce terme moi, à triturer des animaux morts toute la journée! c’est pas la chance qui me serait venue en premier! le malheur peut-être, l’horreur sûrement! jamais la chance !
Je commandai une bière comme Quentin, une belle pissette, puis pris des nouvelles de son père … cancer du foie rongé par la tiz’, stade trois … maladie de riches qui tue les pauvres … c’est triste, mais j’ai pas envie d’en parler aujourd’hui. tu deviens quoi toi raconte ? … Je décidai d’alléger la rencontre avec des petites anecdotes de la vie parisienne, sur les gosses de riche que l’on croisait dans la rue étant petit, ceux que nos darons nous interdisaient de regarder … y’doivent être malheureux ces petiots, plein d’argent mais pas de jardin ! j’préfère mon jardin moi … ça fit rire Quentin, il aimait bien ça je crois … ça doit te changer d’ici quand même … je lui racontai tout, de mon arrivée dans l’élite à la descente aux enfers, dès mon premier jour d’intégration, où les mecs du BDE m’avaient proposé une journée d’intégration … Julien tu viens ? on va au PMU du bas gratter des goals ! … au royaume de la réussite, seul le saltimbanque réussit à faire vibrer les chaumières! il le fallait bien, c’était leur découverte, leur voyage initiatique!… fuir la richesse familiale pour mieux trouver la sienne, passer par le jeu de rôle de la « pauvreté » … je riais bien jaune moi, je connaissais bien tout ça, je recommençais le cycle! j’étais déjà intégré ! Quand est-ce que ça se finirait ? Je m’attendais aux costards cravate, aux 3 pièces! le Moët à toutes les soirées! la Grey Goose! qu’on m’rembourse! j’ai pas payé pour ça ! Quentin comprit où je voulais en venir … comme quoi, les pauvres veulent être riches, les riches veulent jouer aux pauvres. ça s’arrêtera jamais ct’histoire ! ptet qu’un jour on sr’a à la mode aussi ! on s’habillera comme nous là bas ! …
S’enchainèrent alors plusieurs pintes dans la joie des retrouvailles. Nous parlâmes de tout et de rien, de la vie, de notre enfance, de mes parents. Je profitai de ce moment pour parler de ma visite inopinée à la ferme … c’est vrai qu’il a toujours dit ça ton père, quand il en parlait ici. Faut bien le comprendre, moi je te connais bien, mais lui, il a jamais compris ce qui t’trottait dans la tête depuis tout petit. P’tet qu’il a eu l’impression de créer un monstre qu’il ne contrôlait plus … je passai sur la comparaison hasardeuse, pour enchaîner sur le sujet de ma visite …
— Tu sais Quentin, depuis que j’ai revendu ma boîte, je ne pense qu’à toi. Qu’à cet endroit, mon enfance, le chemin parcouru. On en a chié quand même, on r’vient de loin.
Il répondit du tac au tac, comme s’il savait depuis longtemps ce qu’il allait dire…
— Pourquoi tu dis « on » ?
— Je parle de nous Quentin. Je sais bien que je n’ai pas été là pendant toutes ces années. Je sais que j’aurais dû être plus là, que ce n’est pas forcément ce que tu voulais, et que tu es sûrement heureux comme tu es. Mais pour moi, je n’aurais jamais pu faire ça sans toi, sans ici. Je voulais simplement réussir, et redonner aux autres, et surtout à toi …
Sur ces mots, je sortis de mon sac les deux boîtes vertes, l’objet de mon voyage … mec ! t’es fou … il ouvrit la petite boîte, de bas en haut, pour découvrir l’objet de nos convoitises, de nos espérances. Il sourit, puis la mis sur son poignet, élégamment, sans faire de bruit, ne voulant pas réveiller les alentours avec sa récompense … je peux pas, c’est trop. Elle est magnifique. Merci — Merci à toi Quentin. Je t’avais dis, qu’on en aurait une, un jour — je peux pas accepter Julien. C’est trop — Puisque je te dis que c’est un cadeau ! Trinquons au vieux, et à sa Rolex ! … Nos verres s’entrechoquèrent dans l’écho de la salle …
— Tu sais, c’est marrant, tu parles souvent de cette anecdote dans tes interviews, pourtant, je n’en ai pas vraiment le même souvenir.
Je compris ainsi qu’il regardait les articles consacrés à mon portrait …
— Tu veux dire quoi par là ?
— Disons que je comprends pas trop pourquoi tu t’obstines à dire que c’est ça, ton « évènement révélateur ».
Son visage mesquin revint un instant, il avait du bien se moquer de moi, en lisant le journal ! Il reprit …
— Quand il est parti, le vieux, ce jour là, tu ne m’as pas dit « il est riche ». Tu m’as dit « il a l’air heureux ».
— Il avait l’air heureux parce qu’il était riche, Quentin.
— Ptet, mais c’est pas ça que t’as compris, toi. Moi j’pense surtout qu’il t’a montré que y’avait autre chose qu’ici. Il t’a montré qu’y avait un bout au tunnel.
Il marqua un temps d’arrêt — il le savait, j’obstruais souvent cette partie de l’histoire. Je fis mine de ne pas comprendre…
— Quel tunnel ?
— T’as jamais recherché l’argent Julien. T’as simplement cherché à fuir. C’jour là, tu venais encore de te faire frapper dans la cour, je t’avais sorti de là. Je pense que tu n’as jamais fait ça pour nous. Pas pour moi, et surtout pas pour les autres. Je pense même que tu les détestais les autres. Tu l’as fait uniquement pour toi.
Notre discussion fut interrompue par un cri venant de la terrasse. Je me retournai dans l’espoir d'y trouver une issue, un attentat, un accident! tout mais pas une réponse … non pas toi encore! pas aujourd’hui! casse toi la feignasse … Titi venait de foutre dehors un radié du bar. Il avait du en faire, des conneries, pour lui interdire l’accès aux portes de l’alcoolisme … t’as que 30 ans merde vas te trouver un taff ! … l’évocation d’un âge si proche du mien me poussa à l’examiner davantage … il ressemblait à un camarade de collège, mais en plus bouffi … j’teu servirai pas Dimitri c’est pas la peine ! … oh putain c’était bien lui, Dimitri … Quentin t’as vu qui c’était ! le gars du collège ça, celui qui sniffait la colle ! Il a pris cher … Un rire nerveux sortit inopinément. Quentin répondit aussitôt …
— Tu vois c’est ça dont je parle. Tu t’en fous d’ici, c’est plus chez toi, t’en rigoles toi, les maladies, les gars de l’époque.
Son regard était désormais sombre, j’avais l’impression de l’entendre, le jour de son 25ème anniversaire. Je sentais, dans son ton, qu’il cherchait à exprimer une bête enfouie depuis si longtemps…
— Est-ce que tu me reproches d’être parti d’ici ? Je me suis cassé parce que je voulais qu’on s’en sorte. Tu voulais que je fasse comment, j’avais pas plus d’argent que les autres jusque maintenant.
— L’argent, l’argent … t’as que ça en bouche ! Je le sais moi, que tu cherchais seulement un échappatoire. Ça aurait pu être la drogue, ça a été la thune, c’est la même chose ! Il a bon dos, l’argent.
L’ambiance s’était appesantie dans le café, un bruit de fond était réapparu… les chaises des quelques habitués s’étaient griffées contre le sol, ils se tortillaient, impatients, attendant la réponse, le scoop, le feuilleton!… les chimères! les voraces ! Rien à se mettre sous la dent, ils allaient en parler pendant des siècles, je les connaissais bien! rien de tout cela pour moi! Mais j’allais quand même pas me laisser faire…
— Entre mon père qui m’explique que je suis devenu un connard qui court après l’argent, et toi qui m’explique que j’en ai juste toujours été un, j’ai bien fait de venir !
— T’es pas un connard parce que t’as voulu t’échapper d’ici Julien. Je le comprenais très bien, je l’avais vu de mes propres yeux. Les moqueries, les passages à tabac. Ils t’en ont fait baver, et je t’ai toujours respecté pour t’en être sorti comme ça. Parce que c’était pas gagné.
— Pourquoi je suis un connard alors ?
Il prit le temps de respirer, le regard concentré, conscient de l’importance des mots qu’il utiliserait …
— T’es un connard, parce que tu ne m’as jamais proposé de partir avec toi. Je t’aurais suivi moi, même dans la drogue ! Pourquoi la jouer solo ? T’étais bien le patron non ? T’aurais pu me trouver un job ! M’sortir de là ! J’étais pas con moi Julien ! Tu te souviens en primaire, j’étais premier de la classe même !
Quentin venait de me mettre KO. Moi, le fondateur d’une entreprise du Next 40, l’homme qui chuchotait à l’oreille des ministres, naviguait dans les eaux de la vie parisienne avec la souplesse et l’élégance d’une pirogue, je n’étais pas capable de répondre à ça. Il avait raison, pourquoi ne pas l’avoir emmené avec moi ? Conscient de la faiblesse de son adversaire, il renchérit …
— Tu penses que ça me sert qu’tu balances mon nom dans un journal de riche une fois tous les 36 du mois ? T’as gagné Julien. Tu t’es travesti jusqu’à t’épiler les poils de sourcils pour correspondre à ces gens d’Paris. Alors maintenant, profite bien, ne te retourne plus. Mais, s’il te plaît, ne viens pas jouer les Abbé Pierre d’un endroit dont tu n’as jamais voulu, et qui n’a jamais voulu de toi.
Le silence avait repris dans la salle. Nos regards s’entrechoquèrent lorsque nous levâmes nos verres pour boire au même moment … je vais partir Quentin … je repris les deux boîtes, déposai un billet de 20 pour titi, puis, mis mon manteau. Quentin me retint au moment de quitter la table …
— Kevin est en prison, d’ailleurs. Je pensais que ça pourrait t’faire plaisir de savoir ça.
— Non ça ne me fait pas plaisir. Ça me fait juste penser que j’avais raison.
J’étais désormais seul… seul face à mon volant et mes émotions… un peu bourré aussi… il faisait nuit depuis longtemps… sombre autoroute… pas de musique non plus… ni le son, ni les lumières!… seul le silence abrutissant du moteur… les ronronnements au rythme de mes pensées… les loopings de mon cerveau ! Il était là, mon jubilé… mon ultime voyage… un seul après-midi m’avait suffit… je pouvais partir maintenant. Enfin, physiquement… mon cerveau lui, se remémorait les songes… les cauchemars… Kévin… sa démarche imposante… ses pas fracassant le sol de la cour de récré, en ma direction… mystifié devant la bête, mon seul refuge, les toilettes… les petites enclaves… priorité à la sécurité ! Je revois son regard dans le mien… ce regard de haine… pas envers moi non!… envers la grande institution! le temple du savoir!… ou de la destruction. Son regard… il voyait déjà ce qu’on lui ferait plus tard… je représentais tout ça pour lui, moi… le petit fayot, le 20/20!… mes bonnes notes, mon cartable, ça lui avait jamais plus. Je le revois venir vers moi… me prendre les pieds dans le tapis… et puis tomber… accepter ma destinée… puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire. Je me souviens de mon père, quand je rentrais de l’école… les larmes aux yeux… la rage de l’injustice en étendard … arrête de pleurnicher, sois un homme un peu ! … Je conduisais désormais dangereusement, le flou des larmes altérait ma vision… obligé de m’arrêter à la prochaine sortie… elles ne pleurnichaient pas la tristesse ces gouttes… elles extériorisaient la rage… quelle injustice.
Je finis par retrouver mes esprits aux alentours de 2h du matin. Je repris le volant, direction Paris. Sur la 4 voies, l’obscurité de la route me permit d’éclaircir ma mémoire. Je m’étais obstiné à construire deux réalités différentes. L’une chaotique, dans laquelle j’avais pioché les armes nécessaires à ma destinée. L’autre, morphéique, dans laquelle j’avais pu l’accomplir. Dans ces deux sociétés, je m’étais inventé une personnalité différente, dissociable l’une de l’autre. C’est ça, qui n’avait pas plu à mon père… il ne comprenait pas le monstre que j’étais devenu… ça le rendait fou, de voir son fils ne plus reconnaître sa mère patrie… d’en devenir un étranger. Il comprenait pas le départ… l’ailleurs… l’au-delà… il n’avait vécu que l’immobilité!… la clôture mentale de sa ferme ! Il connaissait moins, mais mieux… incapable de parler l’anglais, mais à l’affut sur les coins à cèpes de la forêt d’à coté !… pas foutu de lire un mail, mais capable de reconnaître tous les facteurs du coin!… Pourquoi j’avais eu besoin de descendre à la capitale?… m’ouvrir les yeux?… je m’étais juste réfugié, Pa’… de toi, surtout… de toute cette merde !
J’étais quand même bien resté accroché… la moule, sur le rocher!… pas physiquement, mais mentalement… c’est pour ça que Quentin m’en voulait… j’avais pas fait le tri… j’avais pas laissé derrière moi… c’était dur, en même temps… il aurait préféré que je me casse, que je devienne juste un connard… ou que je l’emmène avec moi ! Mais je pouvais pas non, c’était pas possible!… pas le même monde! j’étais pas la même personne ! A la place, j’en parlais tout le temps… c’était bien mon identité aussi… je pouvais pas supprimer tout le malheur comme ça… d’un claquement de doigt… fallait bien que ça reste en moi… sinon comment j’aurais survécu ? La rage c’était ma seule ressource… face aux autres… aux poches remplies… c’était la certitude de la réussite… l’argent pour récompense avait fait l’affaire. Kevin fut ma révélation… pas le vieux… malgré moi ! Lorsque l’on est petit, tous les évènements nous paraissent énormes, ou minimes, selon les âmes… je l’avais minimisé, celui là… tout le monde devait l’avoir vécu non ?… Non Julien, pas tout le monde!… j’étais simplement un monstre social… un Frankestein du 7ème arrondissement… combinaison parfaite de ce que cette société acceptait et rejetait… comment les faire cohabiter ? Comment fréquenter Sébastien et Quentin ? Comment représenter le succès d’un entrepreneur, tout en acceptant mon passé de marginalisé ?
6 mois plus tard
Communiqué de presse - Julien, fondateur de TalentHub
Bonjour à tous,
Suite à la vente de mes parts dans TalentHub, je me retrouve aujourd’hui dans une situation confortable, où l’or me tombe des mains. Il serait tout à fait normal que je décide de le garder, de profiter jusqu’au dernier denier, dans la luxure et l’inutilité. Cependant, comment pourrais-je, lorsque subsiste en moi les braises de la rage de l’injustice ? Lorsque j’étais petit, mon rêve, comme vous le savez peut-être, était de m’acheter une Rolex. Ce que je n’ai jamais raconté, c’est pourquoi… pourquoi une Rolex ? Cette montre me rappelait le sourire de la personne qui avait décidé de nous la montrer. Le temps d’une seconde, ce sourire m’avait sorti de ma condition, de ce que je subissais à l’école, car faible, car travailleur, car monstrueux. Le vieux n’était pas seulement riche. Il était faible. Ce moment avait apaisé la plaie de l’injustice qui sommeillait en moi.
Il serait facile de condamner l’école, le système, la société entière, lorsque tout cela n’était que la conséquence de la mauvaise éducation de mes camarades de classe. Education que je subis également, toute mon enfance. Education à la dur, où c’est l’épaisseur de la carcasse qui fait l’homme, et non la souplesse du coeur.
Il serait facile de condamner mon milieu d’origine, alors qu’il n’est pas normal, dans un système où le mérite est censé constituer notre socle, que l’ascenseur social ne soit toujours pas normalisé, et que certains soient obligés d’oublier une part d’eux mêmes pour s’y épanouir.
Cette rage est toujours en moi, et je ne peux plus l’éviter. C’est pourquoi, à l’aube de ma nouvelle vie, j’ai décidé de reverser l’intégralité de ma fortune TalentHub (100 millions d’euros) à l’association Parle, je t’écoute, luttant contre le harcèlement scolaire et la fondation Abbé Pierre, luttant contre les inégalités. A défaut de l’avoir été, j’aurais au moins mis une petite pierre à la grande édifice.
Il faut que cela cesse. Faisons passer du coté de l’humanité le monstre que j’ai été.
Fin du communiqué
L’évènement fit grand bruit dans la sphère médiatique… plus de 100 millions d’euros, pour lutter contre le harcèlement scolaire … le premier ministre en personne m’avait appelé pour me féliciter, le jour même … je suis très heureux de pouvoir avoir un allié dans cette cause qui me tient à coeur. J’espère pouvoir vous rencontrer rapidement à Matignon, pour discuter de ce que nous pouvons faire, ensemble … ce n’était même pas le message le plus important de la journée !!zzz!!zzz!! Whatsapp :
Quentin : Bien vu pour l’Abbé Pierre. Touché. Bien vu pour le monstre. Coulé. Bon courage dans ta nouvelle vie.
La voilà la métamorphose ultime!… comprendre qu’il est impossible de laisser derrière soi l’exuvie que l’on a passé des années à construire pour se protéger.
IV
V
FIN